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Le blog Citoyen

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POST TENEBRAS LUX


Enquête au Royaume du malékisme médiéval

Publié par Karim R'Bati sur 25 Juin 2012, 17:13pm

Catégories : #HISTOIRE

Il existe dans la langue arabe un mot source d’une confusion, lourde de conséquence, qui n’existe pas ou plus dans les langues européennes : il s’agit du mot «‘âlim» [عالِم], qu’on utilise tantôt pour parler d’un savant scientifique, tantôt pour désigner un docteur de loi musulmane, un théologien ou un érudit en sciences religieuses. Il y a quelques jours, le ministre PJD-iste (parti islamiste) marocain de la communication, Moustapha El-Khalfi, s’est laissé filmer en train de faire l'éloge d’un «‘âlim» (savant) : le savant en question est le juriste malékite Qadi Ayyad, né à Ceuta en 1083 et mort à Marrakech en 1149. Ce «‘âlim» est l’auteur, entre autres, du «Kitâb Al-Chifâ bi Ta’rif houqouq Al Mustafa» [Le traité de la guérison par la connaissance du Prophète-Élu], sur lequel notre ministre ne tarissait pas d’éloge, le présentant comme l’œuvre d’un grand «savant» (!)  marocain qui aurait, d’après lui, contribué à la diffusion de la «spécificité religieuse du Maroc» et qui avait eu  (mais là, c’est un fait vérifiable) une grande influence sur l’essor du soufisme et du rite malékite  en Afrique de l’ouest. Jusqu’ici, tout va bien et sous les apparences d’un discours docte, les propos du ministre pouvaient même passer pour une vérité historique incontestable.

Et le docte ministre de conclure son exposé en donnant cet ouvrage comme l’illustration parfaite de l’enracinement historique [de l’identité nationale des Marocains] dont, ajouta-t-il, «nous avons besoin pour nous projeter dans l’avenir». Rien que ça ! Pour quelqu’un un tant soi peu rationnel qui n’aurait assisté qu’à cette ultime envolée, il aurait certainement pris le beau livre que le ministre tenait entre ses deux mains pour une traduction arabe d’un traité de Galilée, Copernic, Newton, Descartes ou Spinoza. Il est même fort probable que cette hypothèse soit corroborée, dans son esprit, par les derniers mots du ministre, qui a bien parlé d’«enracinement historique» et d’«avenir». Peut-être, notre témoin des ultimes instants pousserait-il la surinterprétation jusqu’à prêter au ministre l’intention de rendre hommage à l’un de ces grands savants-inventeurs des temps modernes (de l’imprimerie, de la pénicilline, de l’ampoule électrique, de l’ordinateur ou d’internet, etc.) Enfin, un de ces génies de l’histoire dont l’esprit d’innovation devra être une inspiration pour les Marocains, en vue de leurs permettre de se projeter dans l’avenir et être à même de maîtriser leur destin, à l’instar des grandes nations développées.
Hélas, rien de tout cela. Dans un pays culturellement arriéré et scientifiquement inexistant comme le Maroc, dans un pays otage de la sacralisation constante d’un certain passé, un pays où l’Islam malékite est tout à la fois religion d’état et alibi despotique, l’avenir ne saurait être qu’un «éternel retour du même», du moins selon l’idéologie officielle du régime. C’est dans ce sens qu’il convient d’interpréter l’hommage rendu par un ministre marocain, en l’an de grâce 2012, à un auteur poussiéreux. Le corolaire immédiat de ce culte sélectif du passé réside dans la fabrique constante de l’ignorance en général et de l’ignorance du passé en particulier, c'est-à-dire, en d’autres termes, de ce qu'Olivier Roy qualifiait de «sainte ignorance» [الجَهْلِ المُقَدَّسْ]. La conséquence fatale de cela se traduit par la production d’une vision involutive de l’histoire, d’un destin historique qui semble tourner en rond, sous l’effet d’une dynamique qui privilégie l’esprit d’imitation [Al Naql] à celui de l’innovation [Al ‘aql], la morale du troupeau à l'éthique des Individus.  
Prenons le cas précis de Qadi Ayyad, que sait le Marocain lambda sur lui ?  Rien de particulier et pourtant, Qadi Ayyad a été un des grands juristes malékites de l’occident musulman qui comprenait, à son époque, le Maghreb et l’Espagne andalouse. Il s’était fait connaître, en son temps, par ses commentaires exégétiques de quelques recueils canoniques de Hadiths, notamment son «Ikmal Al-Ma’lam bi fawâ’-‘id sahir Muslim» [Complément des savoirs sur les vertus du recueil de Hadith de Muslim]. On peut donc affirmer que Qadi Ayyad a été un docteur de loi musulmane consciencieux, qui rendait la justice conformément au «fiqh» sunnite, mais aussi un bon pédagogue et un commentateur de référence des recueils des Hadiths et, notamment, de l’œuvre massive du juriste médinois Anas Ibn Mâlik, initiateur du rite malékite. Autant dire un auteur mineur au service d'autres et qui s’était attelé à la tâche, louable en soi, de transmettre la tradition de l’Islam sunnito-malékite auprès des siens.
Or considéré à l’échelle de l’humanité, à laquelle les Marocains appartiennent de droit, et à l’aune de tous ces illustres penseurs ou inventeurs de l’histoire des temps modernes, auxquels je viens de faire référence, Qadi Ayyad est en quelque sorte l’équivalent musulman des juristes scolastiques du bas moyen âge ou, dirait de lui un savant de notre temps, une sorte d'inventeur du fil à couper le beurre. Ce que le ministre marocain ne dit pas ou ne sait pas, ce qu’il n’est pas en mesure d’envisager et encore moins d’assumer, c’est que Qadi Ayyad est un homme de son temps, prisonnier des dogmes malékites de son époque. Or qu’est ce que Malékisme ?
En résumé, le rite malékite est le rite officiel au Maghreb, dans l’Afrique subsaharienne et il est aussi en vigueur dans la communauté musulmane de France. Avec les autres rites sunnites (le chaféisme, le hanafisme et le hanbalisme), le malékisme partage les mêmes fondements juridiques, les mêmes «‘usul al-fiqh», c'est-à-dire le Coran (Al-kitâb), les hadiths (As-Sunna), le raisonnement par analogie (Al-qiyâss) et, enfin, le consensus de la communauté (Al-‘Ijmâ’). Le penseur marocain Mohammed ‘Abded-Jabri  définit ce rite en ces termes : «L’école malékite accorde une place importante à la fois au consensus des savants et à leur jugement personnel. C’est l’école qui tient le plus compte de la coutume (Al ‘urf) et notamment de celle de Médine du temps de Mâlik » (Introduction à la critique de la raison arabe, p.99). Ce même rite donne au corps des ‘Uléma (docteurs de la loi) un rôle central dans la communauté des Musulmans. On peut donc le considérer comme un Islam clérical qui laisse peu de place à la raison rationnelle (à ne pas confondre avec le "qiyâss" ou raisonnement par analogie) et, encore moins, à la liberté de penser. En cela, le Malékisme reste fondamentalement hostile à l’Ijtihad rationaliste, cet effort d'interprétation du Coran et des Hadiths, que pratiquait un certain Ibn Rushd. D’ailleurs, à cet égard, le ministre marocain avait omis de souligner que Qadi Ayyad est le contemporain et l’antithèse même du célèbre médecin, théologien et philosophe andalou, Averroès. Plus grave encore, Qadi Ayyad partage la même tradition de l’Islam fondamentaliste avec la génération des inquisiteurs malékites qui ordonnèrent l’autodafé de l’œuvre d’Ibn Rushd.
Karim R’Bati : Berne, le 25 juin 2012
Bibliographie sélective:
ABDEL- JABRI (Mohammed),  Introduction à la critique de la raison arabe ; éd. Le Fennec, Casablanca, 1995.
ARKOUN (Mohammed), La pensée arabe; Paris, PUF- Que sais-je, 1996.
Ibn Rushd (Abu'l-Walid Muhammad), «Kitâb Fasl al-maqâl …», éd. G. F. Hourani, Leiden, Brill, 1959 ; [Le livre du discours décisif où l’on établit la connexion entre la Révélation et la philosophie]
AL-QÂDI AYYAD (Ibn Musa al- Yashubi), «Kitâb Al-Chifâ bi Ta’rif houqouq Al Mustafa», Dar Al-fikr, Beyrouth-Liban, sd ; [Le traité de la guérison par la connaissance du Prophète-Élu]
ROY (Olivier),  La Sainte ignorance temps de la religion sans culture; éd. diu Seuil, Paris, 2012.
URVOY (Dominique), Averroès - Les ambitions d'un intellectuel musulman, éd. Champ Flammarion, Paris, 1998.
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